Quatre seigneurs gascons au XIVème siècle ou "Tous pour un et un pour tous"

Ce 4 février 1360, à Toulouse, quatre seigneurs Gascons se retrouvent pour signer un pacte.

PacteIl s’agit en fait d’une sorte de convention gagée par des serments et authentifiée par leurs sceaux. En l’étudiant de près, comme l’a fait Henri Morel*, on reste troublé par la nature exacte de ce document. Pacte, alliance, convention, association ? Tout cela à la fois, certes, mais plus encore. Cet acte – fort complexe- est assez exemplaire à plus d’un titre. On y découvre un engagement peu commun entre ces quatre hommes, fait d’obligations physiques (intervention en cas de guerre) et morales (serments) qui dépassent la simple union contractuelle et qui ne peut être brisé qu’avec la mort.
Ces quatre Gascons signent une alliance qui pourrait se résumer à la devise que quatre mousquetaires – gascons - signeront six siècles plus tard, sous la plume d’Alexandre Dumas : « Tous pour un et un pour tous ! ».

Le préambule de ce pacte est le suivant :
« Sachant tous ceux que ces lettres verront et ouïront que nous, Jean d’Armagnac, Vicomte de Fezenzaguet et de Bruilhois, Arnaud Guilhem, Comte de Pardiac, Jean de Lomagne, Seigneur de Fimarcon et Jean de la Rivière, Seigneur d’Aure, à l’honneur de la Ste Trinité et de la Ste Cour Céleste de Paradis et à l’honneur et profit de la Ste Foi Chrétienne et de la Ste Église de Dieu Notre Seigneur et de sa Couronne, pour empêcher les méfaits et pillages qu’on voit à présent commettre par le monde et pour soutenir et porter chacun la charge l’un de l’autre et procurer la conservation de nos états et de nos terres, ainsi qu’en vraie amitié et union se doit faire de nos personnes et de nos biens, avons promis, promettons et affirmons, chacun de nous, l’un à l’autre, unité et fidélité, et ce touchant de nos propres mains droites les Saints Évangiles de Dieu et la figure de la vraie Croix et nous baisant chacun de nous l’un l’autre, avons fait et faisons, par la teneur de ces lettres, alliances et convenances, octrois et accords, en la forme et matière qui suit… »

Lui succèdent 14 articles constituant le corps de la convention, résumés ci-après :
D’une part, les quatre parties contractantes se doivent assistance mutuelle pour toutes « besognes, nécessités, guerres ou procès » auxquels ils auront à faire face, qu’ils soient ou non à l’origine du désagrément. Sont exceptés les cas où l’Église, le Roi de France, le Comte d’Armagnac et quelques autres seigneurs seraient concernés.
Cette assistance mutuelle est très sérieuse car si l’un d’eux, par exemple, est engagé dans une guerre, les trois autres, s’ils sont sollicités, doivent immédiatement lui apporter secours et aide et ils doivent s’entourer de cinquante hommes d’armes et cent de pied. 

Même la question des frais est abordée, ces derniers étant partagés de telle sorte que chacun ait à sa charge sa troupe et les opérations qu’elle entreprendra.

Si un des contractant avait un empêchement – grave - il faudrait que les autres le suppléent.
Est aussi envisagé le cas où deux des associés se retrouvent engagés dans des guerres différentes ; les autres devraient alors les aider tous deux en secourant l’un après l’autre selon l’urgence des besoins, après délibération.
Il en va de même dans le cas d’un procès. Les dépenses judiciaires seront, bien évidemment à la charge de l’appelant, mais, au cas où la partie adverse s’avérerait être plus puissante et entraînerait donc l’appelant dans des dépenses supérieures à ses moyens, ses associés pourraient être tenus d’y participer.

D’autre part, après le devoir d’entraide, cette convention aborde aussi le devoir de conseil de telle sorte qu’aucun des associés ne pourra porter aide ni secours de guerre à quiconque sans le conseil des autres.

Vient ensuite une série d’articles destinés à régler les conflits qui pourraient apparaître entre les associés.
Puis, sont abordés les droits d’un des associé qui aurait à s’absenter du pays. Les autres devraient les sauvegarder si un adversaire attaquait ses terres. 
Ils devraient également soutenir les gens commis au gouvernement de ses terres s’ils prenaient l’initiative d’une guerre que le conseil des associés aurait approuvée. Ils apporteraient donc leur aide à l’absent et à ses gens.

Enfin « des dispositions particulières imposaient aux associés de conserver les secrets qui leur seraient confiés et de faire leur possible pour parer aux dangers qui menaceraient leurs alliés ou tout au moins les en prévenir ».

La convention se terminait par un serment puisque les quatre seigneurs se déclaraient liés pour leur vie entière par ce pacte «  que ne pourrait détruire aucun désaccord, guerre ou procès ».

Henri Morel, qui a découvert cette association entre ces quatre seigneurs gascons, en a fait une analyse qui permet de mieux comprendre la profondeur de ce pacte.

Il s’interroge d’abord sur les quatre seigneurs eux-mêmes. Qui sont-ils ?

Tous quatre sont de la moyenne noblesse gasconne. Ils se situent entre les grands seigneurs territoriaux tels le Comte d’Armagnac ou le Comte de Foix, et les petits seigneurs locaux qui sont plutôt leurs vassaux. Pour leur part, ils relèvent directement du Roi de France.

Ils sont français, certes, mais français de cette zone frontière que constitue à cette époque la Gascogne orientale, et leurs possessions vont de la Garonne agenaise aux Pyrénées.
Ils touchent donc quelque peu les domaines des vassaux du Roi d’Angleterre.
De ce fait, le hasard des guerres et des traités les ont souvent fait changer de maîtres et bien qu’ils paraissent de fidèles sujets du Roi de France, cela ne doit pas remonter à longtemps.

Pourtant,  le premier but de leur alliance est la défense des intérêts du Roi de France et de l’Eglise, puis celle de leurs états et de leurs terres.

Il faut rappeler qu’en ce jour de février 1360, l’issue malheureuse de la paix de Bretigny va arriver dans quelques semaines. Pour l’heure, le Roi de France, Jean II est prisonnier à Londres.

Devant cette carence et cette impuissance du pouvoir royal (attaques des anglais sur plusieurs points du territoire, désordres, pillages, etc.) dans un pays où il est alors difficile de savoir si l’on sera français ou anglais le lendemain, l’alliance de ces quatre seigneurs est défensive, destinée à préserver leur intérêts communs.

Mais ne s’agit-il que d’une association défensive ?

Les quatre contractants parlent d’une alliance, mais c’est un « acte beaucoup plus complexe ».
Même s’il est tentant de se référer aux ligues féodales datant de 1314 et qui s’étaient répandues dans tout le royaume, dont le but était justement de se porter « mutuellement aide et secours contre les abus du pouvoir royal », il faut reconnaître que celles-ci n’avaient que ce but unique et bien défini, ce qui n’est pas le cas de cette présente convention.
Elle va bien au delà.

« Ce qui frappe (…) c’est de voir se dégager une notion essentielle ; 
l’intérêt commun des quatre contractants qui n’est pas seulement la somme de leurs intérêts particuliers, exactement comme si cette convention créait une véritable communauté, une universitas ». 
Henri Morel

Si tous les contractants avaient des obligations, à l’inverse un seul des associés ne pouvait entreprendre une action importante sans avoir préalablement demandé l’avis des trois autres.

De plus, chacun devait donner à l’avance une sorte de blanc-seing à ses associés pour lui permettre d’intervenir, créant des limitations dans leur liberté d’action auxquelles tous se soumettent volontairement.

« Mais cette limitation ne peut se faire qu’à leur commun profit, dans l’intérêt général de leur association dont le but est précisément de tendre à ce commun profit. C’est en cela que la convention passée entre ces quatre seigneurs gascons est bien autre chose qu’une simple alliance : ils ont formé, consciemment ou non, un être collectif, supérieur à chacun d’eux puisque tout se ramène en définitive à l’intérêt de la communauté. » 
Henri Morel

Tous pour un, un pour tous

Nous voilà assez proches du « Tous pour un et un pour tous ! »...
D’autant plus que cette communauté ne comprend aucun chef, aucun partenaire au-dessus des autres, ce qui est d’autant plus remarquable qu’en ces temps-là les rapports sociaux étaient très hiérarchisés. Elle ne se réfère pas davantage à une institution juridique et elle est née spontanément entre ces quatre hommes.

« Si l’on veut définir la véritable nature de ce lien qui les unit (…) on est conduit à le chercher dans l’institution parallèle à la féodalité : la famille qui, elle aussi, ne connaît que le lien personnel. Non, certes, la famille par le sang, le lignage, mais cette sorte de parenté créée par l’échange de serments (…) C’est bien le serment qui créé l’attache véritable entre les quatre seigneurs, qui forme leur compagnie (le mot lui-même est dans le pacte). » Henri Morel

Et bien sûr, ce pacte ne pouvait être rompu que par la mort.

Ils étaient quatre, ils étaient gascons, ils étaient hommes de guerre. Ils se sont réunis sous une forme de pacte peu commun qui les rendait solidaires et indivisibles.

Il y a peu de chance pour qu’Alexandre Dumas eut vent de cette alliance, même s’il entreprenait, avec ses collaborateurs, de nombreuses recherches avant l’écriture d’un roman. La coïncidence est seulement troublante et intéressante.
Y aurait-il, dans l’esprit gascon, le germe d’une telle alliance pour que, à plusieurs siècles d’intervalles, par la magie d’une maxime si bien trouvée, elle devienne le signe indéfectible de l’union inconditionnelle ?
 
Henri Morel *– Une association de seigneurs gascons au XIVe siècle – PUF – « Mélanges d’histoire du Moyen Age dédiés à la mémoire de Louis Halphen ».